lundi 27 avril 2009

Allégorie de la conscience intellectuelle perdant pied

Allégorie de la conscience intellectuelle et du sentiment d'éveil professionnel perdant pied au cours d'une réunion interne somnifère provoquant la déconstruction systémique de la motivation subalterne par le biais de la rhétorique platitudique dite Bullshitéenne, que ce soit de type:
- enculage de mouche en bande organisée (Xtreme Fly Fucking),
- écartèlement capillaire en quatre parts (Johnny Johnny fais moi mal),
- frénésie masturbatoire orientée tripotage coupable de concepts simili business,
- enfonçage inertiel de portes ouvertes (I Want To Believe).


mercredi 8 avril 2009

La réunion de cons

Frank Ivanovich (un ancien du bureau de Moscou), François Blanc, Jean-Philippe Laboule et moi aimons bien monter régulièrement l'équivalent en réunions professionnelles des dîners de cons. Nous appelons ça des réunions de cons, tout simplement. Chacun vient avec son con à ces réunions convoquées dans un but fictif mais réaliste (attention à ne rien improviser).
Nous sommes actuellement tous staffés chez Compobuild, la filiale d'une grande corporation du BTP, spécialisée dans la construction écologique.


Jean-Hubert Porcinet du Beauchamp, un expert en matières fonctionnelles financières, recruté par le client en tant que consultant indépendant, m'a dès lundi matin coincé inexorablement entre la poubelle pour déchets recyclables (ses homologues) et la machine à café. Il m'a expliqué en fronçant les sourcils: vois-tu, Edouard, dans la vie, il faut regarder le beignet, pas le trou. J'ai tout de suite su que je venais de trouver mon con pour la réunion de Mercredi (nous en organisons une par mois). J'explique à Jean-Hubert : "nous aurions besoin d'un expert finance pour relire avec nous un business plan sur le renouvellement des systèmes informatiques et du réseau interne ; le leasing, le plan d'amortissement, le financement, tout ça. En fait, personne encore n'est au courant, donc motus, mais si on a ton support, ça ajoutera du poids au message".
Jean-Hubert bombe le torse, prend un air grave, me regarde par dessus ses demi-lunes :
- Quand ça ? Mercredi matin ? Ecoute, il faut que je vérifie dans mon agenda ; je ne sais plus ce que j'ai Mercredi, mais je dois bien pouvoir vous accorder une heure...
Une heure, ou huit heures, ou deux jours même, je n'ai aucun doute là-dessus.
- Mais c'est super, ça, Jean-Hubert, merci beaucoup. Avec toi dans la boucle, ça va être easy pour justifier de la valeur ajoutée.


Mercredi matin, nous nous retrouvons tous un quart d'heure avant, chacun avec un sourire confiant, sûr d'avoir trouvé le con de la victoire. Je trésaille de plaisir en entendant Jean-Hubert arriver (son business trolley date de sa grande époque à la tête d'un service financier, une des roues est bloquée ce qui fait qu'il trace un sillon caractéristique dans les bureaux qu'il traverse. Ce qui permet de le retrouver facilement quand on a rendez-vous avec lui, et d'arrêter d'en dire du mal quand on l'entend arriver). Jean-Hubert s'installe, et sa façon de se présenter, de réclamer l'agenda du jour, de se plaindre de ne pas avoir reçu le support à l'avance, font que je lis le doute et ma victoire dans les yeux des collègues.
Arrive le con de Frank, Philippe Gilbert, un chef de projet migration de données sur les déploiements Européens, qui appartient à une entreprise concurrente de la nôtre ; le con de François, Jean Bonheur, un expert sécurité du client réputé pour annuler régulièrement les droits d'accès des consultants, et enfin le con de Jean-Philippe, Erwin Scholl, celui qui négocie les serveurs sous-dimensionnés avec les hébergeurs, permettant de convertir la productivité de milliers d'utilisateurs en une centaine d'euros économisés tous les mois sur ses factures. La compétition s'annonce serrée, la matinée, prometteuse.

Et c'est là que tout bascule. Alors que je tente de fermer la porte, un pied s'intercale. Jacques Ducruet, notre patron a tous, s'affiche dans l'encadrement, avec juste derrière lui son propre patron, voire le patron de ses patrons, Christopher Shwartz, le directeur Europe et Asie des ressources Intégration Métier. Ma vie entière défile devant mes yeux, en quelques secondes.
- C'est quoi cette réunion ? Demande Jacques. On peut participer ?
Je réfléchis très vite, mon sort et celui de mes camarades en dépend. Impossible que Jacques soit au courant, et que Christopher soit son con pour la réunion. Un instant le doute m'assaille, mais il n'est pas réaliste de penser qu'un des 3 autres ait été suffisamment diabolique pour monter un traquenard, et proposer à Jacques de rentrer dans notre cercle, sans prévenir personne. D'autant plus qu'il n'est pas étonnant que Christopher soit présent sur un site client. En effet, dans mon entreprise, les très grands patrons montent régulièrement sur le front faire la tournée des popotes. Comme disait un collègue, c'est le management à l'Armoricaine, les homards sortent de leur panier pour venir te serrer la pince.
Je ne me laisse pas démonter, je décline le titre et l'objectif de la réunion, j'invite les deux Seniors Directeurs a entrer et je présente tous les protagonistes. Mes trois collègues m'emboîtent le pas, conduisant la réunion comme si de rien n'était.
Jean-Hubert entre directement dans le vif des sujets qui l'intéressent, piétinant allègrement l'agenda qu'il a réclamé à toutes forces en arrivant, et entreprend de dénoncer et de rectifier tout ce qui a pu se dire jusqu'ici sur ce qu'est un bilan comptable sain, équilibré et bien présenté. Il sort de son sac plusieurs liasses comptables pour les faire circuler. Puis il digresse sur un émission qu'il a vu hier où un historien astucieux faisait le parallèle entre les politiques napoléoniennes et Sarkoziennes.
- En ce qui me concerne, coupe Jean bonheur, le con de François, Napoléon et Sarko, ce sont deux nains, et si j'avais un jardin je saurais où les mettre.
Erwin explique qu'il est hors de question, si on installe des nouvelles machines, que ce soit lui qui gère, car il ne faut pas confondre son métier, qui fait qu'il a les compétences requises pour gérer ce changement, et le périmètre de ses attributions, qui l'obligeront le cas échéant à se limiter à un rôle de conseil interne.
Philippe Gilbert signale qu'il est heureux de donner son avis sur les questions liées au transfert de données, mais qu'il y a de forte chance qu'il soit passé directeur de programme à l'époque où la mutation des systèmes sera actée. Je me retiens de répondre que ça ne pourrait arriver que dans le cadre d'un outsourcing total de la fonction informatique par Compobuild. L'outsourcing est une invention géniale de la fin du 20e siècle, qui permet aux très grosses entreprises de se débarrasser à moindre frais des leurs éléments les moins productifs, parfois en leur faisant miroiter des promotions systématiques dans les structures d'accueil. Dans notre jargon, on appelle ça les charrettes de cons. Certaines SII et quelques cabinets de conseil, qui normalement ne font que gérer ces deals d'outsourcing, commencent aussi à proposer des transferts à leurs propres personnels, dans ces structures montées en coopération avec leurs clients. Dans notre jargon, il s'agit alors d'une double charrettes de cons avec effet win-win.
Jean Bonheur montre sur son iphone une vidéo de Beyonce à Christopher, en expliquant, ne trouvez-vous pas, qu'elle danse comme une épileptique qui aurait envie de pisser ou de se faire ramoner le fion.
Christopher, qui a l'habitude des techniciens système, explique sans se démonter qu'il n'est pas fan de danse moderne mais qu'effectivement les poses de la demoiselle sont clairement équivoques.
Je réussi à m'imposer pour discourir bièvement autour de la diapo d'introduction. Christopher me pose quelques questions, auxquelles je réussi à répondre tant bien que mal, pris d'une soudaine et salvatrice inspiration. Christopher conclut que c'est une excellente initiative et se tourne vers les participants pour les inviter à donner leur avis.
Suite à une mauvaise manipulation de Jean Bonheur sur son iphone, Beyonce se met à hurler ses envies diverses à tue-tête. Jean s'excuse et range rapidement son appareil, avec un air de gamin qui aurait peur qu'on lui confisque son jouet.
Jean-Hubert, mon con, se met à disserter sur ce que doit prendre en compte le calcul du ROI, le retour sur investissement, Return On Investment en anglais (Jean-Hubert a le même accent que Peter Sellers en inspecteur Clouzot dans la panthère rose). Et forcément, le ROI n'est pas du tout ce qu'on s'imagine communément.
Je pense personnellement avoir pris l'avantage avec mon Jean-Hubert à moi, qui est définitivement une bête de concours. Nous décidons généralement du gagnant lors du debrief de fin de réunion, mais il n'est pas difficile de connaître la tendance en cours de session, avec un peu d'habitude.
Au fur et à mesure de la réunion, la stupéfaction et l'incrédulité s'inscrivent avec de plus en plus de profondeur sur les visages de Christopher et de Jacques. Ils se mettent tous deux à transpirer, leur détresse est palpable. Christopher, furieux, regarde sa montre, il la trouve visiblement léthargique ; mes 3 collègues organisateurs affichent une neutralité de marbre.
Jean Bonheur et Erwin Scholl manquent d'en venir aux mains. Jean a entamé les hostilités en faisant remarquer que c'est facile de gérer l'accès et la sécurité sur les serveurs d'Erwin, où il est impossible de tenter quoique ce soit, voire même de se connecter, vu les temps de réponse. Erwin réplique en expliquant que si Jean est si chiant à sucrer en permanence les droits de tout le monde, c'est parce que c'est le rôle de sa vie, la gestion des accès aux systèmes informatiques, c'est encore mieux que vigile chez Auchan.

Finalement, Christopher se lève d'un bloc, s'excuse rapidement, explique qu'il a un avion à prendre pour rentrer à Paris (pour moi, de la Défense, c'est encore le RER ou l'hélicoptère le plus efficace). Mais il confirme son intérêt pour la question débattue, et il s'attend à recevoir un compte-rendu circonstancié de la réunion et à être personnellement tenu au courant de la progression du dossier. Jacques ne dit rien, car il ne ment jamais ; tout juste explique-t-il qu'il doit suivre Christopher pour finir de voir deux trois points qu'ils ont en instance.

Le debrief de la réunion de cons a été moins enthousiaste que les précédents. Nous n'avons même pas décidé du vainqueur. Comble de connerie, nous nous somme retrouvés obligés de post-rationaliser une présentation, avec un compte-rendu et une liste de points d'actions ; nous nous sommes mis d'accord pour envoyer le mail aux seniors directeurs uniquement, avec en copie de fausses adresses coté Compobuild, pour éviter qu'un des cons (Jean-Hubert, par exemple) ne rebondisse, transférant sa réponse à une direction quelconque pour se faire mousser. Nous finirions par perdre totalement le contrôle de notre modeste blague. Sans compter le risque que tout ça finisse par passer pour une réelle initiative clandestine avec détournement des ressources client... de quoi terminer tous les trois au pôle emploi.

jeudi 2 avril 2009

Perspective de couloirs célestes - la mort après la vie d'entreprise.

Ce matin j'ai rendu visite à un ancien de mes chefs, interné suite à une bavure ; l'agression et la sodomisation durant un comité de direction projet d'un vieux coordinateur fonctionnel utilisateur grincheux. Je fut témoin impuissant de la scène. Jean-Robert Fourtoux, mon chef, en proie a une furie dévastatrice, a enculé sauvagement et en public le vieux cadre moyen, qui avait eu un mot et un sourire de trop à propos de notre capacité à redresser la situation, alors que nous n'avions dormi qu'une moyenne de 5h par nuit pendant les 15 derniers jours. Jean-Robert hurlait comme un dément : "tu le sens bien, là, le Besoin Fonctionnel mal spécifié, dans ta boîte à Suchard, connard ?". 4 solides vigiles avait été nécessaires pour le maîtriser. Le coordinateur fonctionnel poussait des petits cris aigus comme il est expliqué dans la chanson de Brassens, celle avec le gorille. Il est parti en arrêt maladie prolongé, ce qui a débloqué la situation et nous a permis de terminer le projet dans de bonnes conditions.

Jean-Robert est immédiatement devenu une légende au sein de la firme. On lui a proposé un poste au RH, qu'il a du décliner lorsque la Cours d'Appel de Béthunes a confirmé la nécessité de l'interner jusqu'à nouvel ordre. J'essaie de lui rendre visite au moins une fois tous les deux mois, au sein d'une petite clinique psychiatrique spécialisée dans l'internement d'anciens consultants en management et en système d'information. A l'origine, l'institution a été créée pour soigner les troubles traumatiques chez les anciens combattants. A l'accueil on m'a annoncé que je trouverai Jean-Robert assis sur la terrasse au bout du bâtiment.

Parcourant les couloirs qui mènent au jardin, j'ai recueilli édifié les propos sans queues ni têtes des pensionnaires :
- Dans un système hypercube, il te faut un ODS pour mettre en forme les données. Si t'as pas d'ODS, tes données, elles retombent au fond, toutes mélangées. Dans le cube la balayette.
- Non, mais écoute, c'est pas validé. Personne a voulu valider. On ne peut pas passer en production. Si c'est pas validé, je ne peux rien faire. Le statut c'est : non validé. Il faut que le statut soit : validé. Tu comprends le concept de la Validation ?
- Ce mec, il ne vaut rien fonctionnellement. Il ne sait rien faire du point de vue des flux intégrés.
- C'est un flux intrinsèquement pérenne, mais il faut obtenir l'appui du business.
- On ne passe pas au niveau chiffrage du planning contradictoire. C'est dans l'épaisseur du trait, mais ça ne passe pas quand même. Faut savoir où mettre le curseur. Et ça, seul des ateliers adéquations / écarts avec les utilisateurs clés pourront le déterminer. Faudra faire un avenant.
- C'est une implémentation clé, pour un client classé OR, un client du type FONDATION. C'est prioritaire. Prioritaire. LAISSEZ-MOI PASSER, je dois aller implémenter d'urgence. POUSSEZ-VOUS.
- Faut me staffer ! Staffez-moi, je vous en supplie (sanglots) ! STAFFEZ-MOI, bordel, me laissez pas en dispo ! Soyez cool ! Je sais faire tellement de choses ! MAIS STAFFEZ MOI, MERDE !


- Salut Jean-Robert !
Le visage sombre de Jean-Robert s'éclaire en me voyant.
- Comment va la firme ? Me demande-t-il avec un air de conspirateur.
- Eh bien, c'est la crise, vous savez. On a du mal à signer de nouveaux contrats. Mais le carnet de commande reste correct.
Jean-Robert explique à voix basse : " On va aller dans ma chambre. Il y a des anciens de Caplog qui écoutent aux portes, ils essaient de remonter un business avec le fax du secrétariat médical ".
Remontés dans sa petite chambre blanche, Jean-Robert s'est mis face à la fenêtre pour me parler, pendant que j'ai pris place dans l'unique fauteuil.
- Le colosse est à terre, mon petit Edouard. Nous étions des Dieux, nous voilà des feuilles mortes, ramassées à la pelle. C'est le vent du destin qui nous a poussés sur les rochers. Nous étions les goliaths des flux optiques et coaxiaux, nous étions le nerf numérique de la guerre, notre âme au diable et notre cul en vitrine ! Et qu'en avons-nous fait ?
- Je vous ai amené un éclair au chocolat.
- C'est gentil, mon petit gars. Tu peux aussi me faire suivre des Paris-Brest. J'aime bien aussi. (désignant le crucifix au-dessus de son lit) Vous avez vu le petit Jésus sur la croix ? Il a encore maigri, dites-donc.
- Euh.. oui, il n'a pas l'air bien. Mais je ne sais pas si c'est particulièrement à cause de la crise. Et vous, ça va ?
- MAIS OUI, ça va ! MERDE ! Arrêtez de parler comme à un grand malade ! FAIT CHIER ! Comment voulez-vous que je guérisse, si vous passez votre vie à m'enfoncer comme des cons. Je suis senior directeur niveau 3, il ne faudrait pas l'oublier, hein, espèce de petits pousseurs de wagonnets pleins de MERDE.
Un infirmière ravissante, habillée d'une blouse trop petite, rentre sans frapper.
- C'est fini ce raffut ? Monsieur Fourtoux, encore vous ? Vous voulez qu'on arrête les visites pour vous aider à vous calmer ?
Jean-Robert est tout penaud.
- Non, c'est bon, ça va, je retombe, tout va bien.
Après que l'infirmière soit parti, Jean-Robert me confie :
- Je lui brouterais bien la foufoune, à celle-là. Mais pour la séduire, il faudrait regagner le circuit économique. Et j'ai trop pris mes distances, j'y crois plus. Gardez ça pour vous, mais j'y crois plus. Jamais je pourrais m'y remettre, à ces fadaises. Le ridicule me tuerait à tous les coups.

Paradoxalement, je suis reparti un peu revigoré de cette visite. Et de retour au bureau, en circulant au milieu des espaces de travails fermés (et vitrés), voici ce que mis bout à bout donnent les brèves que j'ai entendues d'une porte mal fermée à une autre :
- Ce con, il a voulu plugger deux systèmes transactionnels sur des hypercubes en les hébergeant dans le même serveur Java. Ahr ahr ahr ! Même le client était mort de rire.
- Merci de respecter le processus de validation qui a été mis en place et validé en accord avec lui même.
- Ce mec est un handicapé mental. Il a toujours rien compris aux bases de données relationnelles pour la modélisation des flux intégrés. Il est universellement incompétent.
- Si on veut obtenir la validation du re-engineering du flux, il faut faire avec la power map chez le client. Sinon on va se prendre le mur.
- On ne passe pas avec ce chiffrage. Je ne me commite pas avant la fin des ateliers d'évaluation. Sinon, ça va tout phagocyter la marge.
- Ouais, ben tu m'expliqueras comment tu fais pour sortir une ressource d'un client global classé platine.
- Faut que tu me trouves une mission. J'ai trois mois pour charger sur un deal, sinon il m'a dit que moi et ma gueule de péruvien on était bon pour jouer de la flûte de pan dans le métro.

mercredi 1 avril 2009

Chacun cherche sa place

Avec la crise, que j'aime bien, le rythme de travail est devenu nettement plus humain. Pour la première fois de ma vie j'ai "chargé en dispo", c'est à dire que je suis disponible mais qu'aucun projet client ne m'utilise. En le disant comme ça, mon statut de ressource saute aux yeux. Pour ne pas dire autre chose.
Et donc périodiquement, le service des feuilles de temps me contacte, pour voir si des fois les heures que j'ai chargées en dispo ne sont reclassifiables, si vraiment je n'ai pas travaillé en sous-main pour un senior directeur quelconque qui aurait oublié de me donner un compte à charger. Je travaille dans une entreprise bien gérée, et j'ai les boeufs-carottes (internal affairs) aux fesses. Ce qui pourrait très bien se finir au Pôle Emploi, en tenue Business Casual, si mon "taux de chargeable"( proportion de mon temps facturé à un client ou un compte interne) descendait en dessous de la température annale du CEO, soit 35%.

"Dans cette firme" m'expliquait un ami Manager Confirmé, "il y a plus de thermomètres que de trous du cul". Ce qui fait énormément de thermomètres, soit dit en passant.

Un petit con d'analyste, genre bébé, jeune diplômé, veut s'asseoir à ma place dans l'open space, sous le prétexte que le service de placement lui a réservé cette chaise spécifiquement (nous sommes installés par paillasse de 3 personnes et aucune des chaises à roulettes n'est attribuée à une personne fixe. Il faut réserver au moins un jour à l'avance). Je lui dis d'attendre un petit quart d'heure que je termine, sauvegarde et que je me déconnecte ; il arrache aussitôt le câble réseau de l'arrière de mon portable en me disant que c'est bon, c'est déconnecté. Je ne me laisse pas décontenancer, je range tranquillement en parlant de chose et d'autre d'un ton badin, j'attends qu'il ait déballé son matériel, qu'il se soit connecté, puis je renverse mon café sur le clavier de son portable en m'excusant. Pendant qu'il est parti en pleurant au service informatique, je vide son sac du haut du balcon dans le jardin d'hiver, et merde, je n'avais pas vu qu'il avait laissé son iphone dedans.

Je me rassois tranquillement et j'entreprends de revoir mon plan projet version 1.9, à nouveau rejeté. Pas facile de se concentrer :
- Putain ! Hurle Françoise Verdun, à l'attention de Jean-Paul Bernard, t'as envoyé les slides pour Empilard Express en te mettant non seulement Chef de Projet tout seul, et aussi tout seul au Comité de Direction Projet ? Et moi, tu m'as mise en responsable de la construction système ? Mais t'es un enculé ! Et en plus, t'as même pas participé à l'avant-vente !
- Ben, ouais, mais je t'ai mise en copie, répond Jean-Paul.
- Tu m'as mise en copie ? Ah bon ? Eh bien, moi, je te mets tout court, connard !
Il repartent chacun dans leur espace clos. Jean-Paul sors furieux du sien au bout de dix minutes, et ouvre d'un coup de pied celui de Françoise.
- La vache ! T'as envoyé un correctif au client sur l'organigramme de projet ? Tu m'as sorti du comité de direction et tu m'as mis à la gestion des habilitations ?
- Ben ouais, mais je t'ai mis en copie, répond Françoise d'une voix nazillarde.
Jean-Paul se rue littéralement sur son clavier. Il ressort au bout de 5 minutes.
- C'est bon, Françoise, c'est réparé. J'ai écris au client qu'étant enceinte, tu ne pourrais finalement pas participer au projet du tout, de manière à éviter un changement d'équipe en milieu de construction système.
- Putain, mais quel enculé !
Jean-Loup Davonier, le Senior Directeur en charge du compte Empilard Express, déboule rouge de colère.
- Bon, j'ai reçu un coup de fil du DSI d'Empilard Express. Il dit qu'il en a marre de nos conneries et qu'il a signé avec Polystème Conseil. Alors, vous nous avez TOUS LES DEUX fait perdre 4 millions d'Euros ; donc faute grave, virés, tous les deux, vous allez rendre votre PC, votre téléphone, votre badge ; le préavis c'est cadeaux, vous DEGAGEZ.
- Je m'en fous, répond Françoise, ça me va bien, j'attendais que ça, de me barrer de cette boîte de merde.
- Mais ouais. Et en plus, tu pues de la gueule façon radioactif, Jean-Loup, c'est pour ça que t'es niveau 4 depuis 10 ans et que tu signes jamais rien, explique Jean-Paul. Viens, Françoise, je te paye un verre pour fêter ça.
- Avec plaisir, répond Françoise, en ramassant ses affaires.
Jean-Loup Davonier les regarde partir bras dessus, bras dessous, avec une moue dégoûtée. Il s'assoie sur un coin de la paillasse où je me suis installé, le regard vide. Il est tiré de sa torpeur par Hypolithe Flannel, un beau parleur arriviste et incompétent, expert dans l'art de faire faire son travail par les autres.
- Heu, Jean-Loup, problème : j'ai envoyé un mail à Cosmic Cosmetics, pour leur expliquer que Françoise ne serait pas chef de projet, vu qu'elle nous quitte ; je t'ai vu la virer, et t'as bien fait, c'était une chieuse. J'ai bien fait, hein, tu m'as dit de prendre des initiatives ? Et donc, je me suis proposé à sa place ; mais ils ont répondu qu'ils partaient signer avec Logilog, parce qu'ils sont capables d'aligner des équipes stables. J'ai rien fait, mais bon, je suis embêté, hein ? 3 millions, en ce moment, c'était bon à prendre...